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Chroniques
Zápisník zmizelého | Journal d’un disparu
spectacle de Christophe Crapez
Composé en 1917-1919 par un Leoš Janáček sexagénaire et amoureux d’une femme mariée, Kamila Stösslová, de trente-huit ans sa cadette, le Journal d’un disparu est venu à l’esprit du compositeur à la suite de la lecture, en 1916 dans un quotidien de Brno – sa ville natale, capitale de la Moravie – d’un récit publié sous forme de feuilleton en langue valaque. Ce texte contait le voyage initiatique d’un jeune paysan dont la vie allait être bouleversée par la rencontre d’une gitane dont il tombera éperdument amoureux et qui finira par partir de son village avec elle et leur bébé, retrouvant ainsi l’esprit de la Nuit transfigurée de Richard Dehmel illustrée en 1904 par Arnold Schönberg sous forme de sextuor à cordes.
Cette œuvre rare et intense explore les bouleversements les plus intimes et célèbre l’ouverture à l’autre, à l’amour, à la vie nouvelle. Janáček s’est projeté de façon évidente dans le personnage du paysan et a, de ce fait, éprouvé le besoin de faire apparaître la femme aimée dans le déroulement du cycle de chants. Atypique dans sa forme en vingt-deux numéros qui réunissent ténor, contralto, chœur de femmes pouvant être réduit à trois voix et piano, cette partition bouleverse les canons de la mélodie et de l’opéra qu’elle confond et fusionne. Elle commence en effet comme un cycle de Lieder, mais, en son centre, le ténor-narrateur instaure un dialogue avec la femme, avant de lui céder la place puis de la retrouver, entrant de la sorte de plain-pied dans le domaine de la dramatisation, donc du théâtre lyrique.
Musicalement, l’ouvrage commence de façon impressionniste pour se faire peu à peu expressionniste, le ton évoluant au fur et à mesure du déploiement du cycle. Entre allégorie et récit, charnel et spirituel, à l’instar de cet hybride, le spectacle conçu et réalisé par Christophe Crapez, qui en est à la fois l’interprète principal, le directeur musical et le metteur en scène, commence comme un concert, tout d’abord au seul piano – en prologue, le mouvement initial de la Sonate 1.X.1905 et un extrait du recueil Sur un sentier broussailleux – avant d’évoluer vers un récital joué de mélodies et de glisser vers l’opéra.
L’action se déroule dans une bibliothèque dont les trois femmes choristes manipulent plus ou moins précautionneusement les livres et régissent les emprunts des lecteurs, plus particulièrement ceux des deux protagonistes. Le décor se transforme peu à peu en forêt dont les ombres sont magnifiées par les lumières de Gérard Vendrely. À l’instar de Jan, le ténor, le spectateur est saisi par la superbe apparition de la gitane Zefka, Eva Gruber, qui enflamme le cœur du héros, ainsi que des trois choristes, remarquables – Ainhoas Zuazua, Séverine Etienne-Maquaire, Sacha Halata – autant que de la musique de Janáček qui atteint des sommets de lyrisme. Le tout est porté avec onirisme par Nicolas Krüger qui, exaltant une palette de couleurs infinies, réussit l’exploit de faire oublier qu’il joue sur un petit demi-queue au coffre à peine entrouvert.
BS